Introduction
I. Religion, essai de définition
1. Religion : le terme lui-même
2. Le sacré et le social : les 7 C
Credo, code, culte, communauté, conflits, contrôle, culture
Quelques définitions supplémentaires : Spiritualité contre religion, Mysticisme, Syncrétisme, Religion et magie
Théorie de la Revitalisation de la religion
II. Fonction spirituelle, le rapport au sacré
1. Pourquoi la religion ?
2. Communiquer avec le transcendant ; le sacré & le profane
3. Rapport à l’espace
4. Rapport au temps
5. Qu’apporte au croyant le contact avec le sacré, la transcendance ?
La conversion
1. La conversion individuelle choisie
2. La conversion suite aux campagnes d’évangélisation
3. La conversion comme acte de résistance
III. Textes théoriques Extraits d’œuvres : Marx et l’opium du peuple ; grands théoriciens de l’analyse sociologique des religions : Émile Durkheim et Max Weber
IV. Quelles sont les principales fonctions sociales de la religion ? 1. La religion comme régulateur social
2. Définir son identité
3. Religion et écologie
4. Religion et démographie
V. Le comportement des groupes intensément religieux
1. Religion ordinaire, religion extraordinaire
2. L’opposition entre religion ordinaire et religion extraordinaire entraîne deux types d’actions/réactions : Séparatisme, Action radicale
3. Religion et violence : l’instrumentalisation de la transcendance
VI. Autorité et pouvoir
1. Charisme et autorité
2. Les religions comme structures d’accès au pouvoir social et politique
VII. Religion et politique
1. La religion comme activité éminemment politique
2. Religion et partis politiques, syndicats,
3. Religion et droit
VIII. La question des sexes et du pouvoir
IX. Religion et action sociale : hôpitaux, écoles, médiation pacifique
Civiliser les peuples par l’amour et la compassion
Le religieux comme facteur d’apaisement de tensions diverses
X. Religions et États : la laïcité
XI. Une fonction majeure des religions : la gestion de la mort
XII. Religion et économie
1. Religion et organisation de la vie économique
2. La thèse de Weber et ses critiques
3. Y a-il une différence entre les sociétés chrétiennes occidentales et les sociétés orthodoxes d’Europe orientale ?
4. La religion comme activité économique en elle-même Résumé d’articles sur la religion comme activité économique 5. Religion et loisirs et impact économique du tourisme religieux
6. Religions et mondialisation
XIII. Prosélytisme
XIV. Les outils des religions pour diffuser et faire appliquer leur message
Publication et traduction des livres saints
Éducation
Communication
XV. Typologie des groupes religieux dans le contexte chrétien
I. Religion : essai de définition
1. Religion : le terme lui-même
De nombreux auteurs se plaignent du manque de précision du mot « religion » et son étymologie est obscure. Le mot vient du latin religio. Le sens premier de religio est scrupule, hésitation, « non pas un élan, mais un arrêt », « l’hésitation inquiète devant une manifestation qu’il faut avant tout comprendre pour s’y adapter » (Dumézil in Debray, Pour en finir… 51). L’antonyme de relegere est neglegere, négliger ; relego => neglego : je choisis, je laisse de côté. Je fais un pas en arrière pour opérer un nouveau choix. Il s’agirait du recul de l’esprit devant la hiérophanie [terme expliqué plus loin] qui lui permet de survivre ou de simplement être. Le religio prend épaisseur avec les invasions et les migrations des premiers siècles de notre ère. (Patrice Cambronne, Bordeaux 17/11/08) La religion se disait « sacra » à Rome. L’idée que le terme signifierait « relier », « établir un lien entre les hommes et le divin », est erronée du point de vue étymologique, mais elle correspond à ce que les gens veulent faire dire au terme de nos jours (voir le texte de Père Sylvain Gasser cité plus loin dans le sous chapitre « Spiritualité contre religion »), et cette acception a été inventée par Lactance (entre 240 et 260 – après 325).
Le terme, avec le sens qu’on lui donne aujourd’hui, provient d’une inversion des termes à Rome : voir le livre de Régis Debray, Les communions humaines, pour en finir avec « la religion » (2005). Chapitre 3, p. 47 :
« Le christianisme n’est pas né comme religion (et pour cause, si la notion est impensable dans la culture juive). Il n’a pas grandi, durant ses deux premiers siècles dans le moule d’une religion, puisqu’il pensait et écrivait en grec, qui ignore, et [p.48=>) pour cause, cette catégorie latine. Il l’est devenu au début du IIIe siècle par une sorte de pacte du diable avec la terminologie de son oppresseur. Il était jusqu’alors dans l’empire considéré comme une superstitio parmi d’autres […]. Une superstitio était, aux yeux des philosophes, le contraire d’une religio, à savoir une lubie flottante, illicite et marginale, sans ancrage national. Le judaïsme, sous cet angle, était alors une religion locale, licite, officiellement reconnue, correspondant à une ethnie et à un territoire précis, la Judée. Au contraire, le christianisme (le mot apparaît un demi-siècle après Jésus de Nazareth) était une dissidence juive sans domicile fixe, une épidémie de moines mendiants sans statut juridique.
Religio était laudatif, superstitio, péjoratif. En l’an 197, dans le chapitre XVI de son Apologétique, Tertullien aventure un stratagème : il intervertit les termes. Il baptise superstition la religion romaine, et sa superstition chrétienne, « la vraie religion du vrai Dieu ». Petite cause, grand effet. Une religion est faite pour réprimer, une superstition pour être réprimée. Cohibeatur superstitio : ‘que la superstition païenne soit pourchassée’, proclamera l’édit de Constance de [p.49=>] 341, en instaurant le règne de la Religio christiana romanaque en seule religion licite. Sans Tertullien, pas de Constantin. En s’arrogeant, fût-ce par la bande et avant l’heure, l’universalité et la légitimité attachées à la notion juridico-politique de religio, le rhéteur prenait date et ouvrait la voie à l’empereur converti, puisqu’il posait entre les lignes la candidature d’une secte de parias héroïques (encore proche à l’époque d’une école de philosophie) à la direction du monde civilisé. »
Le terme religion peut-il s’appliquer aux traditions spirituelles en Asie ?
Les traditions asiatiques, confucianisme, taoisme, bouddhisme…, sont difficiles à caractériser selon nos concepts occidentaux, est-ce des philosophies ? des religions au sens que nous donnerons plus loin ? En Asie Orientale, on donne le sens très général de voie à suivre (chinois : dào) ou enseignement transmis par les Anciens ou ancêtres (chinois : zongjiào), sans aucune précision sur ce en quoi consiste cette voie ou cet enseignement. Ainsi le culte de Dieu ou des dieux peut être appelé religion, entendue dans ce sens général de voie ou enseignement. Mais il y a aussi d’autres voies ou enseignements qui ne préconisent aucun culte de dieux ou divinités, comme dans certaines branches du bouddhisme. (A. Traàn Vaên Toaøn « Athéisme et religions », Univ. d’été, IFAC, Lille, Août 2002)
Les spécialistes ne sont pas d’accord. On entend souvent dire que le bouddhisme n’est pas une religion car il ne connaîtrait pas le concept de dieu. Or, dit Alain Rocher : « La question : “le bouddhisme est-il une religion ou une philosophie ?” est une tarte à la crème. Penser que c’est plutôt une philosophie est une idée qui n’est pas fausse, mais qui est très tendancieuse, c’est construire le bouddhisme comme un antichristianisme et contre le mystère des dogmes.
Il est exact de dire que, dans le bouddhisme, la notion de Dieu n’existe pas. Il y a une analytique, une déconstruction du sujet … Mais le voyageur occidental qui se rend au Tibet ou au Japon, comprend que c’est aussi une religion, à laquelle s’ajoute une rationalité magique. » (A. Rocher, cours oral)
De même on lit dans le livre magistral de Marcel Granet, La religion des Chinois (1922) : « … j’étudierai la pensée confucéenne au moment où elle eut une influence effective et servit à soutenir la construction d’une religion constituée, celle dont l’appui parut nécessaire à l’Empire naissant. On l’appelle parfois religion confucéenne, on pourrait la dire aussi impériale ou même nationale…. C’est la religion des lettrés… J’étudierai le succès de ce qu’on peut appeler le « formalisme rituel » dans la haute bourgeoisie de la Chine. Le cas est assez curieux d’une religion sans clergé, d’une religion dont la partie dogmatique est sans importance véritable, religion simplement fondée sur le conformisme social et à base de positivisme moral… » (Édition utilisée : Albin Michel, 1998, 15-16.)
Sur le taoïsme, Granet écrit plus loin : « On désigne de ce dernier nom un mouvement de pensée ancien et complexe. Anciennement il semble correspondre à un courant d’idées philosophiques où, tout de suite, se sent un esprit sectaire ; puis on voit cette métaphysique inspirer un clergé et animer un culte : une religion apparaît qui s’efforce de devenir nationale et qui garde toujours l’allure d’une religion de secte. Et de même que, sous un aspect métaphysique, le taoïsme a tout l’air d’exprimer une conviction spécifiquement indigène du système du monde, de même, constitué en religion, il est le refuge naturel où viennent s’abriter les coutumes et traditions populaires que la religion officielle [confucianisme, ajout de BRC], dans son dessèchement progressif, a bannies. ….
La tendance syncrétique passe pour être la règle de la vie religieuse dans la Chine moderne, symbolisée par la formule, toujours reproduite, des trois religions….. » (Albin Michel, 1998, 16-17).
Toutefois, on peut voir dans l’imposition du terme « religion » une manifestation ethnocentrique, comme le fait Olivier Roy (La Sainte Ignorance, ed Seuil 2008 p. 57). Après avoir défini la culture et posé la question du rapport de la religion à celle-la (nous y reviendrons), il précise que certaines « religions » sont construites en tant que telles de l’extérieur seulement et donne comme exemple Marcel Granet justement qui « dans la lignée des missionnaires jésuites en Chine, écrit un livre intitulé La Religion des Chinois, alors que le mot religion n’a pas de traduction exacte en chinois, où l’on parlera plutôt d’école, jiao. »
Autre cas ambigu : à Toulouse, août 2011, le Dalaï Lama parle clairement du bouddhisme en tant que religion, mais non théiste. Il a défini simplement la religion comme une manière de penser qui nous aide à gérer nos problèmes, à sortir de notre égoïsme :
« Now, I shall firstly say say: “what is religion, what is faith?”
From the Buddhist viewpoint, it is a kind of way of thinking, with which to keep our hope and make easier when facing some tremendous difficulties out of our control, in such moment faith helps us not to dispair, the religious faith keeps your hope, your mind, and then many problems within society. The ultimate problem of our world is self centered attitude, so the faiths in the masters, Jesus, islam, god, the buddhists towards Buddha shakyamouni is important.
That pointed faith, you submit to the major figure of our tradition, god, this reduces rough, raw self centered attitude.
Dans une tradition théiste, si on s’abandonne à Dieu, on reduit l’égo. Il y a d’autres techniques dans le bouddhisme : cette attitude naît de l’existence d’un soi. Mais le soi n’existe pas de manière autonome. »
On peut cependant penser aussi que le Dalai Lama utilise le mot de religion afin que son public occidental comprenne mieux ce qu’il tente d’expliquer…
Enfin, il est intéressant de voir que les juristes n’ont pas utilisé le mot « religion » dans la loi de 1905 mais ont choisi « cultes ». Ainsi notre Ministre de l’Intérieur est aussi celui des Cultes. En France, comme aux EU (et ailleurs sans doute) le terme religion n’est pas officiellement défini, ce qui est considéré par les juristes et tout le monde comme une bonne chose. Des critères spécifiques en revanche sont avancés pour justifier l’attribution du statut d’association cultuelle qui permettra au groupe de bénéfices de divers avantages, notamment l’exemption de l’impôt sur les revenus des activités strictement religieuses.
2. Le sacré et le social : les 7 C
Ce chapitre aborde diverses définitions, le chapitre suivant se concentrera plus avant sur le rapport au sacré, puis nous aborderons ses fonctions sociales, le plan ne prétend pas être d’une logique rigide.
Le terme religion désigne un système doctrinal spécifique reposant sur des rituels ayant pour but la communication avec ce ou ces pouvoirs supérieurs, actes qui délimitent un espace et un temps sacrés. Il désigne communément la communauté qui partage doctrine et rituel.
Ainsi le dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert donne cette définition : « Reconnaissance par l’homme d’un pouvoir supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social [je rajoute : préexistant ou émanant d’une influence de la religion], et qui peut constituer une règle de vie […]. Ensemble d’actes rituels liés à la conception d’un domaine sacré distinct du profane, et destiné à mettre l’âme humaine en contact avec Dieu » [ou un principe supérieur, mon ajout].
Durkheim écrit (voir chapitre suivant) :
« I. – On a souvent vu dans la religion une sorte de spéculation sur un objet déterminé : on a cru qu’elle consiste essentiellement en un système d’idées, exprimant plus ou adéquatement un système de choses. Mais ce caractère de la religion n’est ni le seul ni le plus important. Avant tout, la vie religieuse suppose la mise en œuvre de forces sui generis, qui élèvent l’individu au-dessus de lui-même, qui le transportent dans un autre milieu que celui où s’écoule son existence profane et qui le font vivre d’une vie très différente, plus haute et plus intense. Le croyant n’est pas seulement un homme qui voit, qui sait des choses que l’incroyant ignore : c’est un homme qui peut davantage. Les fidèles peuvent se représenter inexactement le pouvoir qu’ils s’attribuent, le sens dans lequel il s’exerce. Mais ce pouvoir, en lui-même, n’est pas illusoire. C’est lui qui a permis à l’humanité de vivre. P.5 »
Pour reprendre la définition qu’utilise Pierre Lory pour parler de la pensée islamique, la religion « constitue un cadre cognitif général posant des repères au temps et à l’histoire, aux rapports entre les hommes et le cosmos. » « Pensées magiques en islam », Cliniques méditerranéennes 2012/1 (n° 85), p. 163-174. DOI 10.3917/cm.085.0163.
Pour certains observateurs, la religion est inséparable de notre existence collective.
Dans son introduction de Les Formes, Durkheim précise que son livre étudie « la religion la plus primitive et la plus simple qui soit actuellement connue [ celle de l’Australie], d’en faire l’analyse et d’en tenter l’explication. […] elle nous a paru plus apte que tout autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité. » (1-2)
Pierre Chaunu dans l’introduction de son ouvrage sur Le temps des Réformes (éd. Pluriel, p.14), écrit : « Les frontières les plus difficiles à cerner ne sont pas celles qui séparent les Églises chrétiennes entre elles, ou bien celles qui les séparent au-dehors […]. Les plus difficiles à cerner sont celles qui délimitent, à l’intérieur du grand flux humain de l’histoire, le plus ambigu et, pourtant, le plus réel et le moins contestable de tous les fors, le domaine du religieux. Il faut bien limiter, faute de pouvoir vraiment délimiter. Une seule certitude : la frontière n’est pas linéaire. Elle est frange, étendue toute en dégradé ; elle a l’épaisseur d’un empire. […] Le secteur religieux occupe plus ou moins de place. On ne peut le supprimer.[…] Le religieux est à peu près aussi indissociable de la vie consciente que le cycle de l’oxygène et de l’azote l’est de la vie terrestre. La volonté consciente de supprimer le religieux aboutit à des phénomènes de refoulement et de résurgences sous des formes dégradées. »
Ainsi, la religion s’exprimera dans trois domaines essentiellement :
– domaine théorique ou verbal (mythe et doctrine) ; – pratique et cultuel (rites, comportement spécifique) – sociologique : structure d’action interpersonnelle qui permet d’assurer un continu au groupe. (Robert Ellwood, Religious and Spiritual Groups in Modern America, 4).
Catherine Albanese donne une définition semblable encore plus facile à retenir :
une religion se définit par 4 C (cela fonctionne en anglais et en français au moins)
« La religion est un système de symboles (credo, code, culte) par l’entremise desquels un peuple (communauté) s’oriente dans le monde en se référant à la fois à du sens et à des valeurs ordinaires (profanes) et extraordinaires (sacrées) » (Albanese 9).
Nous parlerons donc de : 1 : le credo, 2 : le code, 3 : le culte, 4 : la communauté et je rajouterai 3 autres C : 5 : conflits, 6 : contrôle, 7 : culture.
1- Credo, Croyance :
Explication des origines du monde, de la vie, et de la suite de la vie, de l’après mort, etc. Tout l’enseignement, la connaissance doit dispose le chef religieux, que le fidèle doit acquérir, ou en partie au moins etc. Cela se transmet soit oralement, soit par les Écritures, dites saintes, et/ou par des centaines de textes théologiques, ou tout simplement de maître à élève, sans écrit, par simple transmission orale.
La somme colossale des doctrines peut être résumé en quelques paragraphes tel le Credo chrétien que les fidèles connaissent par cœur, ou les Cinq Piliers de l’islam etc. À l’opposé de cette simplification, la théologie, ou discours sur dieu, analyse et complexifie l’enseignement, qui dès lors ne sera le plus souvent appréhendé dans sa grande profondeur que par une élite formée à dessein.
Le credo explicite la cosmogonie du groupe ; la voie à suivre pour atteindre le but recherché est indiquée par le code.
2- Code :
Les règles auxquelles le croyant doit obéir pour atteindre les espérances du credo. Code moral, plus ou moins complexe, alimentaire, sexuel… Cela va de quelques exigences à des milliers selon le mouvement religieux. Dans le monde biblique, les Dix Commandements sont le code le plus emblématique, mais ils ne sont pas les seuls règlements de la bible. Le livre du Lévitique donne un grand nombre de préceptes à observer (le chapitre 11 énumère par exemple ce que l’on peut manger ou non si l’on veut rester pur). Les évangiles donnent l’amour du prochain comme règle impérieuse… L’hindouisme est connu pour ses innombrables règles à respecter si on ne veut pas être réincarné en entité inférieure.
Le code est donc la feuille de route, pour employer une expression à la mode, le contrat entre le fidèle et son autorité spirituelle, lequel sera le plus souvent transmis par une autorité religieuse (textes sacrés, catéchisme, règlements divers..). Dans contrat se trouve l’idée d’échange : si on respecte telle règle, on obtiendra tel bénéfice, sinon on sera puni.
3- Culte ou cérémonie :
Culte est ici à prendre au sens de cérémonie, rituel (et non de groupe religieux). Le terme rite vient du latin ritus cérémonie religieuse, un usage, une coutume. Le culte est l’expression visible de la croyance, il peut être privé ou collectif.
Définition du Grand Larousse : « 1. Ensemble des prescriptions qui règlent les pratiques et les cérémonies d’un culte. Par extension, d’une association organisée d’une manière analogue à une Église : rite latin, rite orthodoxe, rite maçonnique… 2. Geste ou cérémonie prescrits par la liturgie, la tradition ou l’autorité compétente. 3. Degré de solennité d’une fête religieuse : rite double, rite simple. 4. En ethnographie, acte magique ayant pour objet d’orienter une force occulte vers une action déterminée. Rite de passage : cérémonie destinée à aider l’individu à surmonter la crise représentée par un changement de ses caractères physiologiques ou sociaux. 5. Ce qui se fait, s’accomplit dans un ordre prescrit selon une tradition ancienne ou récente. » Le rituel peut être bien entendu profane, rite du coucher, rite du petit déjeuner…
Liturgie : def du Grand Larousse : « vient du latin ecclésiastique liturgia : manifestations extérieure du culte, du grec leitourgia, service public, service du culte, de leitourgos, qui remplit une fonction publique, ministre du culte. 1. Dans l’Antiquité grecque, service public dont l’exécution était confiée aux plus riches citoyens. 2. Ensemble et ordre des manifestations extérieures et collectives du culte religieux institué par une Église. »
Le fait de pratiquer au temple, à l’église, à la synagogue, à la mosquée… un jour précis par semaine, et à certaines périodes de l’année relève aussi du rite.
Les rituels (ensemble de rites) réalisent dans le monde sensible le credo et définissent un espace et un temps sacrés, spirituellement et physiquement donc. Ils actent le symbolique par la performance, par la conviction que l’officiant, ou le croyant qui prie par ex, agissent dans le monde concret pour faire aboutir le code et les croyances. Le rituel implique le corps et pas simplement le cœur/âme comme dans le credo.
Les gestes ne seront compris que par les membres du groupe, ceci est important. Le rite peut friser l’ésotérisme et les sociétés secrètes en font grand usage, d’autant plus que les Églises traditionnelles ont simplifié le rituel, et certaines l’ont évacué radicalement, on le redira.
Ils sont transmis par la tradition, mais peuvent encore de nos jours être inventés ou transformés.
On estime que le rituel est la base de la civilisation. L’apparition de rites mortuaires signalerait le début de notre civilisation humaine : la manière dont les ossements sont traités dans les fosses préhistoriques signifient une présence humaine au développement avancé.
Dans son chapitre sur les rites totémiques, Hocart écrit : « On admet.. que les populations du paléolithique supérieur possédaient quelque forme de rituel. Il est impossible d’expliquer leur art par la seule satisfaction d’un penchant esthétique. (…) [L]es animaux sont souvent représentés percés de flèches et les préhistoriens supposent fort justement que l’image est un substitut de l’animal, si bien qu’on les représente blessés pour qu’ils le soient réellement lors de la chasse. Le principe fondamental des rituels contemporains, celui de l’action vicariante, existait donc à l’époque paléolithique. » (Hocart, Arthur Maurice. Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines. Paris : La découverte, MAUSS, 2005. p. 61.)
Le rite majeur : le sacrifice (du latin sacrificium).
Par ce geste, cette offrande, qui suppose que l’on offre quelque chose qui nous est très cher, mais à quoi on renonce à des fins supérieures, le fidèle espère obtenir, en échange, une bénédiction, une guérison, le salut… Cela fut immolation d’êtres humains, ou scarifications symbolisant la mise à mort, puis immolation d’animaux ainsi encore dans diverses religions dont l’islam. Dans le christianisme, le sacrifice volontaire du Christ est vu comme mettant fin à tous les sacrifices anciens, mais il l’abroge pas le principe de l’offrande que peuvent apporter les fidèles. Au cours de la messe, orthodoxe et catholique, les offrandes sont transmuées en corps et sang du Christ, l’eucharistie rejouant le sacrifice de sa vie. Le protestantisme n’y voit en revanche que souvenir, geste commémoratif, et pas un sacrifice au sens fort du terme. Chateaubriand (cité dans le Grand Larousse) écrit : « Une religion qui n’a pas de sacrifice n’a pas de culte proprement dit ».
Voir le chapitre 2, « Les éléments du sacrifice » du Livre III, « Les principales attitudes rituelles », de Durkheim Les Formes.
Nous développerons dans le chapitre suivant le rite et le sacrement, acte spécifique du christianisme orthodoxe et catholique. Auparavant voici un texte très intéressant sur le ritualisme juif :
Au Mur des Lamentations, le juif prononce sa prière en s’inclinant de manière répétée et rapidement : « Près du mur, des prieurs se balancent, parfois frénétiquement. Pieds fixes au sol, leur buste se penche en arrière puis s’élance vers l’avant, dans un mouvement de balancier. D’autres, assis, se balancent plus calmement avec un pupitre sur lequel est ouverte une Torah. De leurs bouches échappent quelques mots en hébreu, parfois repris en chœur autour d’eux, comme un mantra improvisé.
Certains prieurs nocturnes dorment, d’autres observent, pratiquants plus ou moins inspirés d’un rituel sans liturgie apparente, qui irrigue les vieilles pierres blanches d’une ferveur particulière. De celle que l’on rencontre au cœur du « chant en langues » charismatique ou dans le silence qui précède les matines bénédictines. Ces juifs à la vie radicale, vouée à l’étude et la prière, permettent – à cette heure – de comprendre un peu de ce judaïsme dont parlait Emmanuel Lévinas : « Humanisme extrême d’un Dieu qui demande beaucoup à l’homme. D’après bien des avis, Il lui en demande trop ! C’est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le fameux joug de la Loi – ressenti par les âmes pieuses comme joie – que réside l’aspect le plus caractéristique de l’existence juive. Il l’a préservée à travers les siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut. » (http://www.lemondedesreligions.fr/entretiens/une-nuit-au-mur-des-lamentations-a-jerusalem-24-07-2012-2647_111.php Mikael Corre – 24/07/2012. La citation de Lévinas vient de son entrée « Judaïsme » dans Dictionnaire du Judaïsme. Les Dictionnaires d’Universalis, Encyclopaedia Universalis.
4- Communauté :
Le groupe qui partage les 3 autres C, et sans lequel on ne pourrait parler de religion constituée.
Durkheim conclut son chapitre « Définition du phénomène religieux » en insistant fortement sur cette dimension communautaire : « Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective. » (p. 65. Fin du ch. 1 du Livre I)
C’est la communauté qui valide la pertinence des rites, leur donne un retentissement que le rite privé n’a que partiellement. Le sanctuaire regroupe la communauté, et pour le croyant, multiplie l’efficacité du rite. Les temples taoïstes que j’ai pu voir à Taiwan sont tout à fait fascinants car ils sont visités par de nombreuses personnes en permanence, chacun effectuant des rites individuels, privés, mais qui, comme ils sont accomplis à côté de ceux des autres, deviennent collectifs ; les centaines de bâtonnets d’encens par exemple, fichés dans les grands chaudrons de sable, enveloppent tous les visiteurs. Les tables couvertes d’offrandes apportées par les individus se transforment en offrandes de toute la communauté pour les dieux du sanctuaire, cette manifestation publique de piété redouble son pouvoir par rapport à une invocation dans sa propre maison devant un autel familial.
Prier chez soi est un rite privé, mais prier lors de la messe, du service religieux quel qu’il soit, dans un lieu de pèlerinage, un sanctuaire public, confère au rite une dimension bien supérieure, l’énergie du lieu stimulant le rapport au sacré. Ici encore certaine groupes verront dans ces manifestations publiques une forme de paganisme, car ils ne considèrent comme important que le rapport individuel, vertical, à la divinité, mais il ne semble pas que ce type de pratiques soit majoritaire sur la planète.
Dans les monastères, qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes ou autres, le temps de la dévotion privée alterne avec la dévotion collective et le travail. On parle d’ailleurs bien de « communauté monastique. »
Même un ermite qui semblerait vivre sans personne d’autre dépend des autres : ils le nourrissent, le laissent tranquille, lui édifieront parfois un sanctuaire ensuite (voir Saint-Émilion, Rocamadour, et tous les ermites en Inde etc.).
La communauté s’est dans bien des mouvements institutionnalisée. Dans le christianisme la communauté première était celle de l’ecclesia (nous y reviendrons en donnant la typologie des groupes chrétiens), l’église locale, puis la paroisse. Celle ci est une organisation géographique de type politique qui correspond aux découpages administratifs du territoire, en l’occurrence la commune, et dans les grandes villes, le quartier autour de l’église. En Louisiane, dont les origines françaises et espagnoles restent prégnantes à divers niveaux, la paroisse (parish) est le nom pour commune, alors que le terme est restée chez nous strictement catholique. Quant au diocèse catholique il colle au département et au territoire sous le contrôle de la préfecture (parfois de la sous préfecture), l’évêque équivalant alors au préfet. Aux États-Unis le diocèse reprend le territoire de l’État.
En raison des transformations des siècles récents, la paroisse chez nous a changé de sens et elle est beaucoup moins large : elle se réduit à l’administration spécifique de telle ou telle église et à la communauté de fidèles pratiquants. Contrairement à autrefois où le pratiquant devait fréquenter « sa » paroisse, c’est-à-dire celle qui était la plus proche de chez lui (comme on doit aller dans l’école de « son » quartier selon la carte scolaire), de nos jours, nombreux sont les fidèles qui changent de paroisse selon leur préférence pour tel prêtre, tel bâtiment … La paroisse que l’on se choisit n’est plus une imposition géographique de type administratif. Aussi, vu le manque de prêtres, les paroisses se regroupent, comme les communes.
En outre, de plus en plus de communautés d’intérêt se forment, en dehors de tout contexte géographique . Beaucoup se forment de manière totalement virtuelle, sur Internet que les groupes religieux maîtrisent très bien : soit les groupes existants physiquement y ont recours pour attirer d’autres fidèles, les fidéliser, les renseigner, soit ce sont des groupes religieux qui se créent exclusivement sur Internet et n’existent qu’en réseaux (voir le livre de Jean-François Mayer sur Internet et les religions).
C’est par la communauté, quelle que soit sa forme, et l’efficacité de son organisation que le mouvement religieux s’épanouit ou non, se transmet ou non. Ce sont les fidèles, et pas seulement les élites et les responsables qui vont assurer la transmission des croyances et des rites ; c’est par eux que s’incarnent les articles de foi.
Ces 4 C sont essentiels ainsi qu’on peut le voir a contrario dans l’échec (échec à devenir populaire) d’un mouvement qui a refusé de les incorporer tous, la gnose.
Dans son ouvrage sur les Évangiles gnostiques, Elaine Pagels note en conclusion que la gnose ne pouvait pas produire une religion de masse car, alors qu’elle a commencé avec les mêmes croyances que le christianisme primitif, elle est individualiste et refuse l’institutionnalisation du croire, et donc elle n’a pu que survivre sous le manteau, face au système excessivement efficace et organisé du christianisme puis du catholicisme. Ce dernier offrait « une perspective religieuse doctrinale unifiée basée sur la canon du Nouveau Testament, n’exigeant qu’un credo assez simple, et célébrait des rituels à la fois simples et profonds comme le baptême et l’eucharistie. Un cadre identique doctrinal, rituel, organisationnel soutient presque toutes les Églises chrétiennes aujourd’hui, catholique, orthodoxe, protestante. Sans ces éléments on ne peut pas imaginer que la foi chrétienne aurait survécu et attiré des millions d’adhérents de par le monde, sur vingt siècles. Ce ne sont pas les idées seules qui rendent la religion puissante, bien qu’elle ne puisse pas réussir sans elles, mais ce sont, à égalité, les structures sociales et politiques qui donnent une identité aux gens et qui les unissent en une affiliation commune. » (ma traduction. Pagels The Gnostic Gospels. New York: Random House, 1979. Ed utilisée : Vintage Books, 1989. p. 141.)
Quelque peu dans le même ordre d’idée, un étudiant me faisait remarquer, à juste titre, qu’on pouvait être très religieux sans appartenir à une communauté, sans avoir de credo ou de code selon la définition durkheimienne/weberienne que l’on donne, mais simplement par apprentissage personnel d’un chemin de vie, loin des classifications sociologiques.
En réfléchissant bien néanmoins, on s’aperçoit qu’il y a bien même dans ce type de conception, un embryon de communauté car sauf à recevoir un message soi-même, ou à le créer, on progresse le plus souvent en s’inspirant d’enseignement rédigé par des penseurs, des philosophes dont la pensée a précédé la nôtre et va l’influencer, et dès lors que l’on entre dans une telle relation, on entre dans une forme d’échange entre plusieurs individus.
Il étudiait spécifiquement le message délivré par le maître indien Krishnamurti qui est notamment connu pour son refus de toute relation de maître à disciple : « vous devez être votre propre enseignant et votre propre disciple » et qui publiait ses enseignements en de nombreux livres. Il y avait donc bien ici aussi une communauté d’intérêt au niveau international même si elle ne se réunissait pas forcément physiquement dans un espace précis. Et en outre, j’ai moi-même assisté aux conversations (Krishamurti refusait le terme de conférence et disait « talk » et demandait au public d’interagir avec lui) qu’il donnait dans un parc de la petite ville où il habitait (Ojai, en Californie) et où venaient tous les dimanches des dizaines de gens .
On peut donc bien parler ici de communauté mais il faut la voir comme radicalement différente, non structurée, non contraignante, typiquement dans le sens de l’évolution de nos sociétés actuellement, c’est-à-dire loin de toute forme de contrainte : « c’est mon choix… je choisis ma communauté », elle n’est plus forcément géographique, ainsi qu’on l’a vu pour les nouvelles paroisses ; le credo ne sera pas non plus constitué de dogmes, mais il demeure bien un enseignement, même s’il est présenté sous forme de conversation et d’échange, qui comporte certaines explications, des conseils à suivre etc, et que l’on peut qualifier de code ; quant au culte, certes, il n’est pas nécessairement réalisé au sens que nous avons vu plus haut, mais je me souviens bien de l’importance que tenait le yoga dans l’enseignement de Krishnamurti, et ses disciples l’écoutaient le plus souvent dans la position du lotus, et en tout point « religieusement ».
Je rajoute trois autres C liés entre eux et avec les précédents bien évidemment : conflit, contrôle, culture.
5- Conflits :
Les groupes religieux érigent des murs autour d’eux afin de définir leur identité contre celle des autres groupes. Dès lors qu’une communauté invente sa propre définition, son identité, elle le fait contre les autres communautés, et cela peut susciter des conflits. On se repère, on se situe toujours en fonction des autres, de manière sociale. On va localiser ceux qui partagent les mêmes valeurs, le même territoire géographique et/ou spirituel, on va se sentir en symbiose avec eux, et c’est ainsi que l’on s’identifie à eux, que l’on fabrique son identité. Cette identité, terme qui signifie à la fois l’originalité de l’individu, « idio », et sa ressemblance à ses proches (identique), dépend de l’érection de barrières, entre soi et les autres, entre le groupe et les autres groupes.
La religion en effet sert à ériger des barrières, des limites, à la fois
¬— dans un sens vertical : entre l’individu et le domaine du sacré, de la transcendance, de l’interdit, du tabou imposé par les dieux (par leur clergé…) que l’on ne peut pas toucher, sous peine de sacrilège, de mort, etc.
et
— dans un sens horizontal : on ne veut pas se mélanger à tout le monde, on définit sa propre originalité, on se définit comme supérieur aux autres, pur parmi les impurs (obsession de plusieurs religions qui érigent des codes très stricts pour bien séparer le fidèle pur des infidèles et les objets de la vie quotidienne, et la nourriture de l’impur). On verra comment les millénaristes sont obsédés par l’idée de salut qui leur serait réservé, alors que les autres sont damnés, etc…
Les conflits guerriers à coloration religieuse doivent être examinés de près car il n’est pas sûr que la religion soit le premier moteur du dit conflit, nous en reparlerons.
6- Contrôle
Le code et le credo donnés par le fondateur de la religion ou élaborés par la communauté impliquent forcément un contrôle des adeptes afin de vérifier leur respect du dit code et du dit credo. Le culte au sens de rituel, par son extrême précision et l’obligation de sa stricte observance (célébration spécifique, messe etc) également impose un contrôle des officiants par les adeptes (quelle est la qualité de sa prestation, insuffle-t-il un élan chez les présents ?, les endort-il ? Voir la note 4), et réciproquement puisque certains rites doivent être accomplis par tous : prières…
Plus le code est complexe plus il rend le pratiquant dépendant : soit il sacrifiera beaucoup de choses afin de le respecter de crainte de mal faire et d’être puni, soit il quittera le groupe si c’est possible, soit le groupe assouplira ses exigences. On a vu cette stratégie notamment avec le puritanisme en Nouvelle-Angleterre (le terme exact est congrégationalisme) qui, devant la fuite des saints et de leurs enfants a modifié le pacte qui était imposé aux saints, le covenant, le rendant moins dur que le précédent. Toutefois, le puritanisme n’a pas pu résister aux évolutions de la société américaine et a disparu au fil du XVIIIe siècle en tant que religion autoritaire, le contrôle ne pouvant plus fonctionner dans une terre ouverte. Il est intéressant de voir que de nos jours, les héritières de ces églises congrégationalistes sont parmi les plus libérales de toutes les Églises protestantes et que leurs fidèles sont très peu nombreux, contrairement aux Églises conservatrices, de type évangélique dont la morale est très stricte et qui (justement ?) recrutent massivement. Lorsqu’on étudie l’évolution contemporaine des religions en Occident, on s’aperçoit en effet que ce sont le plus souvent celles dont le code est le plus exigeant qui ont le plus fort taux de rétention (les fidèles ne quittent pas le navire). Néanmoins, il faut préciser que pour conservateur qu’il paraisse, leur code est bien plus souple que celui des puritains historiques)
Ce contrôle social donne un pouvoir conséquent aux responsables du groupe sur les membres, sauf dans des mouvements religieux très horizontaux et démocratiques mais qui sont relativement peu nombreux. Nous reparlerons de cela dans les chapitres suivants lorsque nous verrons la religion comme régulateur social et comme mode d’accès au pouvoir. La manipulation d’un groupe par des individus avides de pouvoir s’effectuera d’autant plus facilement qu’ils utiliseront l’argument de la mission divine pour contrôler leurs fidèles et les orienter dans telle ou telle direction.
Le contrôle n’est pas forcément à visée dictatoriale, il peut être décidé pour le bien des fidèles puisqu’il peut impliquer des interdits qui, s’ils n’étaient pas respectés, mettraient les fidèles en danger, ou dans une autre direction, il peut inciter autoritairement les fidèles à bien agir etc.
7- Culture
La religion participe pleinement à la culture. Même si nous ne devons pas surdimensionner l’impact du spirituel sur les cultures, c’est-à-dire minimiser l’impact des autres activités humaines, du climat, de la géographie etc, il est indéniable qu’il influence plus ou moins fortement les cultures dans lesquelles il fonctionne, tout le programme du master le démontre.
Définitions de « la culture » : « La culture est la création par l’homme d’un univers dans lequel il se repère et qui fait sens, dans le contexte duquel la vie humaine peut être vécue de manière signifiante ; par conséquent la culture entre profondément dans le mode de penser et de ressentir des hommes et est la base des formes sociales qui émergent de leurs actions. » (O’Dea p. 3) Ou encore : « les productions de systèmes symboliques, de représentations imaginaire et d’institutions propre à une société » (Olivier Roy, La Sainte Ignorance, p. 56)
Liliane Voyé dans Sociologie : construction du monde, construction d’une discipline (ouvrage didactique très bien fait sur la sociologie, les grands maîtres de la sociologie, et le cas échéant, leur analyse du fait religieux), donne cette définition dans le chapitre « De la culture comme construit collectif » (p. 29-30) :
« La culture renvoie à l’ensemble des réponses socialement, c’est-à-dire collectivement, élaborées, en référence aux situations concrètes, tant quotidiennes qu’événementielles, auxquelles les hommes sont confrontés, réponses qui sont dès lors partagées par tous ceux qui vivent à un moment donné dans un contexte donné, de telle sorte que ces réponses leur paraissent quasiment naturelles et qu’elles servent de référence d’évaluation. Ainsi il nous paraît normal aujourd’hui dans nos pays d’aller à l’école et d’avoir des vacances : il s’agit cependant là de deux faits relativement récents et qui ne sont pas toujours généralisés à travers le monde. Nous mangeons des cuisses de grenouilles mais pas des fourmis, à l’inverse de ce qui se passe dans d’autres sociétés. (…) Or toute cette réalité qui nous entoure – de ses éléments les plus matériels comme la maison ou les vêtements, jusqu’aux valeurs comme les bonnes mœurs ou la justice – n’est pas un donné qui serait là d’emblée : elle résulte d’une construction sociale, ce qui explique la diversité des cultures et les transformations que subissent plus ou moins lentement celles-ci.(…) Les catégories de l’entendement, de la saisie du monde… ne sont pas les mêmes pour tous, partout et toujours. Ces catégories ne sont ni innées, ni universelles, ni intemporelles : elles s’élaborent à partir de critères de pensée mis en œuvre parce qu’ils apparaissent pertinents dans les situations que l’on vit. »
La religion est un élément essentiel des cultures car elle participe à la formation de l’expérience humaine. Elle n’est pas seulement un ensemble de points spirituels, mais un système de valeurs transmises de génération en génération, œuvrant à la formation de la société.
Qui de la poule ou de l’œuf est apparu le premier ?
La pratique religieuse et le credo, et les actions qu’ils suscitent pour une communauté donnée vont former une culture spécifique, marquée déjà par la culture du contexte de naissance, et qui aura des relations variables avec la culture environnante.
J’aime comparer les religions à des éponges : comme l’éponge, le fondateur/la fondatrice de religion, et ses suiveurs, va absorber dans une première étape l’air du temps : les religions nées au Proche-Orient sont irrémédiablement marquées par le climat, l’environnement géographique et culturel de l’époque de leur naissance, et n’ont rien à voir avec les religions nées dans la forêt tropicale ou en Chine. Dans une deuxième étape, comme le liquide qui ressort de l’éponge que l’on essore après avoir épongé la table, liquide qui ne ressemble plus à celui qui a été pompé, les religions transforment ce qu’elles ont absorbé et impactent la société qui les a fait naître, qui les pratique mais aussi celle qui est extérieure à leurs adeptes.
Elles peuvent conserver des traits de la culture de naissance et les renforcer : par exemple dans le christianisme, la culture du berger et de l’agneau qui sont transformés en symboles magistraux ; le nationalisme dans certains pays, que l’on a vu sous « identité nationale » et qui pourra aboutir à ce qu’on nomme le messianisme national (nous en reparlerons dans le cours sur le millénarisme). Ainsi les religions américaines dans une grande majorité (et pas seulement les protestantes) voient le pays obéissant à une mission divine spécifique.
Elles peuvent aussi totalement transformer certains traits et imposer des réorientations : dans les sociétés hiérarchisées, certaines religions, par exemple, le christianisme et l’islam, peuvent introduire l’égalité des humains entre eux (tout en demandant de respecter les hiérarchies, paradoxalement) et la liberté de l’homme (tout en disant à l’esclave d’attendre de meilleurs jours).
Dans les religions dites révélées (par les prophètes), la révélation est colorée par la culture du prophète, du ou de la mystique, qui la reçoit et la transmet : elle s’exprime dans une langue et une symbolique qu’il ou elle peut comprendre : Moïse, Mahomet, Bernadette à Lourdes (1858), le jeune Indien Juan Diego devant la Vierge à Guadalupe au Mexique (1531) comprennent le message qui est prononcé dans leur propre langue, et ce message sera symboliquement radicalement différent de celui que reçoivent les prophètes en d’autres terres.
2. Le sacré et le social : les 7 C
Ce chapitre aborde diverses définitions, le chapitre suivant se concentrera plus avant sur le rapport au sacré, puis nous aborderons ses fonctions sociales, le plan ne prétend pas être d’une logique rigide.
Le terme religion désigne un système doctrinal spécifique reposant sur des rituels ayant pour but la communication avec ce ou ces pouvoirs supérieurs, actes qui délimitent un espace et un temps sacrés. Il désigne communément la communauté qui partage doctrine et rituel.
Ainsi le dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française de Paul Robert donne cette définition : « Reconnaissance par l’homme d’un pouvoir supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus ; attitude intellectuelle et morale qui résulte de cette croyance, en conformité avec un modèle social [je rajoute : préexistant ou émanant d’une influence de la religion], et qui peut constituer une règle de vie […]. Ensemble d’actes rituels liés à la conception d’un domaine sacré distinct du profane, et destiné à mettre l’âme humaine en contact avec Dieu » [ou un principe supérieur, mon ajout].
Durkheim écrit (voir chapitre suivant) :
« I. – On a souvent vu dans la religion une sorte de spéculation sur un objet déterminé : on a cru qu’elle consiste essentiellement en un système d’idées, exprimant plus ou adéquatement un système de choses. Mais ce caractère de la religion n’est ni le seul ni le plus important. Avant tout, la vie religieuse suppose la mise en œuvre de forces sui generis, qui élèvent l’individu au-dessus de lui-même, qui le transportent dans un autre milieu que celui où s’écoule son existence profane et qui le font vivre d’une vie très différente, plus haute et plus intense. Le croyant n’est pas seulement un homme qui voit, qui sait des choses que l’incroyant ignore : c’est un homme qui peut davantage. Les fidèles peuvent se représenter inexactement le pouvoir qu’ils s’attribuent, le sens dans lequel il s’exerce. Mais ce pouvoir, en lui-même, n’est pas illusoire. C’est lui qui a permis à l’humanité de vivre. P.5 »
Pour reprendre la définition qu’utilise Pierre Lory pour parler de la pensée islamique, la religion « constitue un cadre cognitif général posant des repères au temps et à l’histoire, aux rapports entre les hommes et le cosmos. » « Pensées magiques en islam », Cliniques méditerranéennes 2012/1 (n° 85), p. 163-174. DOI 10.3917/cm.085.0163.
Pour certains observateurs, la religion est inséparable de notre existence collective.
Dans son introduction de Les Formes, Durkheim précise que son livre étudie « la religion la plus primitive et la plus simple qui soit actuellement connue [ celle de l’Australie], d’en faire l’analyse et d’en tenter l’explication. […] elle nous a paru plus apte que tout autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité. » (1-2)
Pierre Chaunu dans l’introduction de son ouvrage sur Le temps des Réformes (éd. Pluriel, p.14), écrit : « Les frontières les plus difficiles à cerner ne sont pas celles qui séparent les Églises chrétiennes entre elles, ou bien celles qui les séparent au-dehors […]. Les plus difficiles à cerner sont celles qui délimitent, à l’intérieur du grand flux humain de l’histoire, le plus ambigu et, pourtant, le plus réel et le moins contestable de tous les fors, le domaine du religieux. Il faut bien limiter, faute de pouvoir vraiment délimiter. Une seule certitude : la frontière n’est pas linéaire. Elle est frange, étendue toute en dégradé ; elle a l’épaisseur d’un empire. […] Le secteur religieux occupe plus ou moins de place. On ne peut le supprimer.[…] Le religieux est à peu près aussi indissociable de la vie consciente que le cycle de l’oxygène et de l’azote l’est de la vie terrestre. La volonté consciente de supprimer le religieux aboutit à des phénomènes de refoulement et de résurgences sous des formes dégradées. »
Ainsi, la religion s’exprimera dans trois domaines essentiellement :
– domaine théorique ou verbal (mythe et doctrine) ; – pratique et cultuel (rites, comportement spécifique) – sociologique : structure d’action interpersonnelle qui permet d’assurer un continu au groupe. (Robert Ellwood, Religious and Spiritual Groups in Modern America, 4).
Catherine Albanese donne une définition semblable encore plus facile à retenir :
une religion se définit par 4 C (cela fonctionne en anglais et en français au moins)
« La religion est un système de symboles (credo, code, culte) par l’entremise desquels un peuple (communauté) s’oriente dans le monde en se référant à la fois à du sens et à des valeurs ordinaires (profanes) et extraordinaires (sacrées) » (Albanese 9).
Nous parlerons donc de : 1 : le credo, 2 : le code, 3 : le culte, 4 : la communauté et je rajouterai 3 autres C : 5 : conflits, 6 : contrôle, 7 : culture.
1- Credo, Croyance :
Explication des origines du monde, de la vie, et de la suite de la vie, de l’après mort, etc. Tout l’enseignement, la connaissance doit dispose le chef religieux, que le fidèle doit acquérir, ou en partie au moins etc. Cela se transmet soit oralement, soit par les Écritures, dites saintes, et/ou par des centaines de textes théologiques, ou tout simplement de maître à élève, sans écrit, par simple transmission orale.
La somme colossale des doctrines peut être résumé en quelques paragraphes tel le Credo chrétien que les fidèles connaissent par cœur, ou les Cinq Piliers de l’islam etc. À l’opposé de cette simplification, la théologie, ou discours sur dieu, analyse et complexifie l’enseignement, qui dès lors ne sera le plus souvent appréhendé dans sa grande profondeur que par une élite formée à dessein.
Le credo explicite la cosmogonie du groupe ; la voie à suivre pour atteindre le but recherché est indiquée par le code.
2- Code :
Les règles auxquelles le croyant doit obéir pour atteindre les espérances du credo. Code moral, plus ou moins complexe, alimentaire, sexuel… Cela va de quelques exigences à des milliers selon le mouvement religieux. Dans le monde biblique, les Dix Commandements sont le code le plus emblématique, mais ils ne sont pas les seuls règlements de la bible. Le livre du Lévitique donne un grand nombre de préceptes à observer (le chapitre 11 énumère par exemple ce que l’on peut manger ou non si l’on veut rester pur). Les évangiles donnent l’amour du prochain comme règle impérieuse… L’hindouisme est connu pour ses innombrables règles à respecter si on ne veut pas être réincarné en entité inférieure.
Le code est donc la feuille de route, pour employer une expression à la mode, le contrat entre le fidèle et son autorité spirituelle, lequel sera le plus souvent transmis par une autorité religieuse (textes sacrés, catéchisme, règlements divers..). Dans contrat se trouve l’idée d’échange : si on respecte telle règle, on obtiendra tel bénéfice, sinon on sera puni.
3- Culte ou cérémonie :
Culte est ici à prendre au sens de cérémonie, rituel (et non de groupe religieux). Le terme rite vient du latin ritus cérémonie religieuse, un usage, une coutume. Le culte est l’expression visible de la croyance, il peut être privé ou collectif.
Définition du Grand Larousse : « 1. Ensemble des prescriptions qui règlent les pratiques et les cérémonies d’un culte. Par extension, d’une association organisée d’une manière analogue à une Église : rite latin, rite orthodoxe, rite maçonnique… 2. Geste ou cérémonie prescrits par la liturgie, la tradition ou l’autorité compétente. 3. Degré de solennité d’une fête religieuse : rite double, rite simple. 4. En ethnographie, acte magique ayant pour objet d’orienter une force occulte vers une action déterminée. Rite de passage : cérémonie destinée à aider l’individu à surmonter la crise représentée par un changement de ses caractères physiologiques ou sociaux. 5. Ce qui se fait, s’accomplit dans un ordre prescrit selon une tradition ancienne ou récente. » Le rituel peut être bien entendu profane, rite du coucher, rite du petit déjeuner…
Liturgie : def du Grand Larousse : « vient du latin ecclésiastique liturgia : manifestations extérieure du culte, du grec leitourgia, service public, service du culte, de leitourgos, qui remplit une fonction publique, ministre du culte. 1. Dans l’Antiquité grecque, service public dont l’exécution était confiée aux plus riches citoyens. 2. Ensemble et ordre des manifestations extérieures et collectives du culte religieux institué par une Église. »
Le fait de pratiquer au temple, à l’église, à la synagogue, à la mosquée… un jour précis par semaine, et à certaines périodes de l’année relève aussi du rite.
Les rituels (ensemble de rites) réalisent dans le monde sensible le credo et définissent un espace et un temps sacrés, spirituellement et physiquement donc. Ils actent le symbolique par la performance, par la conviction que l’officiant, ou le croyant qui prie par ex, agissent dans le monde concret pour faire aboutir le code et les croyances. Le rituel implique le corps et pas simplement le cœur/âme comme dans le credo.
Les gestes ne seront compris que par les membres du groupe, ceci est important. Le rite peut friser l’ésotérisme et les sociétés secrètes en font grand usage, d’autant plus que les Églises traditionnelles ont simplifié le rituel, et certaines l’ont évacué radicalement, on le redira.
Ils sont transmis par la tradition, mais peuvent encore de nos jours être inventés ou transformés.
On estime que le rituel est la base de la civilisation. L’apparition de rites mortuaires signalerait le début de notre civilisation humaine : la manière dont les ossements sont traités dans les fosses préhistoriques signifient une présence humaine au développement avancé.
Dans son chapitre sur les rites totémiques, Hocart écrit : « On admet.. que les populations du paléolithique supérieur possédaient quelque forme de rituel. Il est impossible d’expliquer leur art par la seule satisfaction d’un penchant esthétique. (…) [L]es animaux sont souvent représentés percés de flèches et les préhistoriens supposent fort justement que l’image est un substitut de l’animal, si bien qu’on les représente blessés pour qu’ils le soient réellement lors de la chasse. Le principe fondamental des rituels contemporains, celui de l’action vicariante, existait donc à l’époque paléolithique. » (Hocart, Arthur Maurice. Au commencement était le rite : de l’origine des sociétés humaines. Paris : La découverte, MAUSS, 2005. p. 61.)
Le rite majeur : le sacrifice (du latin sacrificium).
Par ce geste, cette offrande, qui suppose que l’on offre quelque chose qui nous est très cher, mais à quoi on renonce à des fins supérieures, le fidèle espère obtenir, en échange, une bénédiction, une guérison, le salut… Cela fut immolation d’êtres humains, ou scarifications symbolisant la mise à mort, puis immolation d’animaux ainsi encore dans diverses religions dont l’islam. Dans le christianisme, le sacrifice volontaire du Christ est vu comme mettant fin à tous les sacrifices anciens, mais il l’abroge pas le principe de l’offrande que peuvent apporter les fidèles. Au cours de la messe, orthodoxe et catholique, les offrandes sont transmuées en corps et sang du Christ, l’eucharistie rejouant le sacrifice de sa vie. Le protestantisme n’y voit en revanche que souvenir, geste commémoratif, et pas un sacrifice au sens fort du terme. Chateaubriand (cité dans le Grand Larousse) écrit : « Une religion qui n’a pas de sacrifice n’a pas de culte proprement dit ».
Voir le chapitre 2, « Les éléments du sacrifice » du Livre III, « Les principales attitudes rituelles », de Durkheim Les Formes.
Nous développerons dans le chapitre suivant le rite et le sacrement, acte spécifique du christianisme orthodoxe et catholique. Auparavant voici un texte très intéressant sur le ritualisme juif :
Au Mur des Lamentations, le juif prononce sa prière en s’inclinant de manière répétée et rapidement : « Près du mur, des prieurs se balancent, parfois frénétiquement. Pieds fixes au sol, leur buste se penche en arrière puis s’élance vers l’avant, dans un mouvement de balancier. D’autres, assis, se balancent plus calmement avec un pupitre sur lequel est ouverte une Torah. De leurs bouches échappent quelques mots en hébreu, parfois repris en chœur autour d’eux, comme un mantra improvisé.
Certains prieurs nocturnes dorment, d’autres observent, pratiquants plus ou moins inspirés d’un rituel sans liturgie apparente, qui irrigue les vieilles pierres blanches d’une ferveur particulière. De celle que l’on rencontre au cœur du « chant en langues » charismatique ou dans le silence qui précède les matines bénédictines. Ces juifs à la vie radicale, vouée à l’étude et la prière, permettent – à cette heure – de comprendre un peu de ce judaïsme dont parlait Emmanuel Lévinas : « Humanisme extrême d’un Dieu qui demande beaucoup à l’homme. D’après bien des avis, Il lui en demande trop ! C’est peut-être dans un ritualisme réglant tous les gestes de la vie quotidienne du juif intégral, dans le fameux joug de la Loi – ressenti par les âmes pieuses comme joie – que réside l’aspect le plus caractéristique de l’existence juive. Il l’a préservée à travers les siècles. Il tient cette existence dans son être pourtant le plus naturel comme à distance de la nature. Mais peut-être, ainsi, comme présente au Plus-Haut. » (http://www.lemondedesreligions.fr/entretiens/une-nuit-au-mur-des-lamentations-a-jerusalem-24-07-2012-2647_111.php Mikael Corre – 24/07/2012. La citation de Lévinas vient de son entrée « Judaïsme » dans Dictionnaire du Judaïsme. Les Dictionnaires d’Universalis, Encyclopaedia Universalis.
4- Communauté :
Le groupe qui partage les 3 autres C, et sans lequel on ne pourrait parler de religion constituée.
Durkheim conclut son chapitre « Définition du phénomène religieux » en insistant fortement sur cette dimension communautaire : « Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective. » (p. 65. Fin du ch. 1 du Livre I)
C’est la communauté qui valide la pertinence des rites, leur donne un retentissement que le rite privé n’a que partiellement. Le sanctuaire regroupe la communauté, et pour le croyant, multiplie l’efficacité du rite. Les temples taoïstes que j’ai pu voir à Taiwan sont tout à fait fascinants car ils sont visités par de nombreuses personnes en permanence, chacun effectuant des rites individuels, privés, mais qui, comme ils sont accomplis à côté de ceux des autres, deviennent collectifs ; les centaines de bâtonnets d’encens par exemple, fichés dans les grands chaudrons de sable, enveloppent tous les visiteurs. Les tables couvertes d’offrandes apportées par les individus se transforment en offrandes de toute la communauté pour les dieux du sanctuaire, cette manifestation publique de piété redouble son pouvoir par rapport à une invocation dans sa propre maison devant un autel familial.
Prier chez soi est un rite privé, mais prier lors de la messe, du service religieux quel qu’il soit, dans un lieu de pèlerinage, un sanctuaire public, confère au rite une dimension bien supérieure, l’énergie du lieu stimulant le rapport au sacré. Ici encore certaine groupes verront dans ces manifestations publiques une forme de paganisme, car ils ne considèrent comme important que le rapport individuel, vertical, à la divinité, mais il ne semble pas que ce type de pratiques soit majoritaire sur la planète.
Dans les monastères, qu’ils soient chrétiens ou bouddhistes ou autres, le temps de la dévotion privée alterne avec la dévotion collective et le travail. On parle d’ailleurs bien de « communauté monastique. »
Même un ermite qui semblerait vivre sans personne d’autre dépend des autres : ils le nourrissent, le laissent tranquille, lui édifieront parfois un sanctuaire ensuite (voir Saint-Émilion, Rocamadour, et tous les ermites en Inde etc.).
La communauté s’est dans bien des mouvements institutionnalisée. Dans le christianisme la communauté première était celle de l’ecclesia (nous y reviendrons en donnant la typologie des groupes chrétiens), l’église locale, puis la paroisse. Celle ci est une organisation géographique de type politique qui correspond aux découpages administratifs du territoire, en l’occurrence la commune, et dans les grandes villes, le quartier autour de l’église. En Louisiane, dont les origines françaises et espagnoles restent prégnantes à divers niveaux, la paroisse (parish) est le nom pour commune, alors que le terme est restée chez nous strictement catholique. Quant au diocèse catholique il colle au département et au territoire sous le contrôle de la préfecture (parfois de la sous préfecture), l’évêque équivalant alors au préfet. Aux États-Unis le diocèse reprend le territoire de l’État.
En raison des transformations des siècles récents, la paroisse chez nous a changé de sens et elle est beaucoup moins large : elle se réduit à l’administration spécifique de telle ou telle église et à la communauté de fidèles pratiquants. Contrairement à autrefois où le pratiquant devait fréquenter « sa » paroisse, c’est-à-dire celle qui était la plus proche de chez lui (comme on doit aller dans l’école de « son » quartier selon la carte scolaire), de nos jours, nombreux sont les fidèles qui changent de paroisse selon leur préférence pour tel prêtre, tel bâtiment … La paroisse que l’on se choisit n’est plus une imposition géographique de type administratif. Aussi, vu le manque de prêtres, les paroisses se regroupent, comme les communes.
En outre, de plus en plus de communautés d’intérêt se forment, en dehors de tout contexte géographique . Beaucoup se forment de manière totalement virtuelle, sur Internet que les groupes religieux maîtrisent très bien : soit les groupes existants physiquement y ont recours pour attirer d’autres fidèles, les fidéliser, les renseigner, soit ce sont des groupes religieux qui se créent exclusivement sur Internet et n’existent qu’en réseaux (voir le livre de Jean-François Mayer sur Internet et les religions).
C’est par la communauté, quelle que soit sa forme, et l’efficacité de son organisation que le mouvement religieux s’épanouit ou non, se transmet ou non. Ce sont les fidèles, et pas seulement les élites et les responsables qui vont assurer la transmission des croyances et des rites ; c’est par eux que s’incarnent les articles de foi.
Ces 4 C sont essentiels ainsi qu’on peut le voir a contrario dans l’échec (échec à devenir populaire) d’un mouvement qui a refusé de les incorporer tous, la gnose.
Dans son ouvrage sur les Évangiles gnostiques, Elaine Pagels note en conclusion que la gnose ne pouvait pas produire une religion de masse car, alors qu’elle a commencé avec les mêmes croyances que le christianisme primitif, elle est individualiste et refuse l’institutionnalisation du croire, et donc elle n’a pu que survivre sous le manteau, face au système excessivement efficace et organisé du christianisme puis du catholicisme. Ce dernier offrait « une perspective religieuse doctrinale unifiée basée sur la canon du Nouveau Testament, n’exigeant qu’un credo assez simple, et célébrait des rituels à la fois simples et profonds comme le baptême et l’eucharistie. Un cadre identique doctrinal, rituel, organisationnel soutient presque toutes les Églises chrétiennes aujourd’hui, catholique, orthodoxe, protestante. Sans ces éléments on ne peut pas imaginer que la foi chrétienne aurait survécu et attiré des millions d’adhérents de par le monde, sur vingt siècles. Ce ne sont pas les idées seules qui rendent la religion puissante, bien qu’elle ne puisse pas réussir sans elles, mais ce sont, à égalité, les structures sociales et politiques qui donnent une identité aux gens et qui les unissent en une affiliation commune. » (ma traduction. Pagels The Gnostic Gospels. New York: Random House, 1979. Ed utilisée : Vintage Books, 1989. p. 141.)
Quelque peu dans le même ordre d’idée, un étudiant me faisait remarquer, à juste titre, qu’on pouvait être très religieux sans appartenir à une communauté, sans avoir de credo ou de code selon la définition durkheimienne/weberienne que l’on donne, mais simplement par apprentissage personnel d’un chemin de vie, loin des classifications sociologiques.
En réfléchissant bien néanmoins, on s’aperçoit qu’il y a bien même dans ce type de conception, un embryon de communauté car sauf à recevoir un message soi-même, ou à le créer, on progresse le plus souvent en s’inspirant d’enseignement rédigé par des penseurs, des philosophes dont la pensée a précédé la nôtre et va l’influencer, et dès lors que l’on entre dans une telle relation, on entre dans une forme d’échange entre plusieurs individus.
Il étudiait spécifiquement le message délivré par le maître indien Krishnamurti qui est notamment connu pour son refus de toute relation de maître à disciple : « vous devez être votre propre enseignant et votre propre disciple » et qui publiait ses enseignements en de nombreux livres. Il y avait donc bien ici aussi une communauté d’intérêt au niveau international même si elle ne se réunissait pas forcément physiquement dans un espace précis. Et en outre, j’ai moi-même assisté aux conversations (Krishamurti refusait le terme de conférence et disait « talk » et demandait au public d’interagir avec lui) qu’il donnait dans un parc de la petite ville où il habitait (Ojai, en Californie) et où venaient tous les dimanches des dizaines de gens .
On peut donc bien parler ici de communauté mais il faut la voir comme radicalement différente, non structurée, non contraignante, typiquement dans le sens de l’évolution de nos sociétés actuellement, c’est-à-dire loin de toute forme de contrainte : « c’est mon choix… je choisis ma communauté », elle n’est plus forcément géographique, ainsi qu’on l’a vu pour les nouvelles paroisses ; le credo ne sera pas non plus constitué de dogmes, mais il demeure bien un enseignement, même s’il est présenté sous forme de conversation et d’échange, qui comporte certaines explications, des conseils à suivre etc, et que l’on peut qualifier de code ; quant au culte, certes, il n’est pas nécessairement réalisé au sens que nous avons vu plus haut, mais je me souviens bien de l’importance que tenait le yoga dans l’enseignement de Krishnamurti, et ses disciples l’écoutaient le plus souvent dans la position du lotus, et en tout point « religieusement ».
Je rajoute trois autres C liés entre eux et avec les précédents bien évidemment : conflit, contrôle, culture.
5- Conflits :
Les groupes religieux érigent des murs autour d’eux afin de définir leur identité contre celle des autres groupes. Dès lors qu’une communauté invente sa propre définition, son identité, elle le fait contre les autres communautés, et cela peut susciter des conflits. On se repère, on se situe toujours en fonction des autres, de manière sociale. On va localiser ceux qui partagent les mêmes valeurs, le même territoire géographique et/ou spirituel, on va se sentir en symbiose avec eux, et c’est ainsi que l’on s’identifie à eux, que l’on fabrique son identité. Cette identité, terme qui signifie à la fois l’originalité de l’individu, « idio », et sa ressemblance à ses proches (identique), dépend de l’érection de barrières, entre soi et les autres, entre le groupe et les autres groupes.
La religion en effet sert à ériger des barrières, des limites, à la fois
¬— dans un sens vertical : entre l’individu et le domaine du sacré, de la transcendance, de l’interdit, du tabou imposé par les dieux (par leur clergé…) que l’on ne peut pas toucher, sous peine de sacrilège, de mort, etc.
et
— dans un sens horizontal : on ne veut pas se mélanger à tout le monde, on définit sa propre originalité, on se définit comme supérieur aux autres, pur parmi les impurs (obsession de plusieurs religions qui érigent des codes très stricts pour bien séparer le fidèle pur des infidèles et les objets de la vie quotidienne, et la nourriture de l’impur). On verra comment les millénaristes sont obsédés par l’idée de salut qui leur serait réservé, alors que les autres sont damnés, etc…
Les conflits guerriers à coloration religieuse doivent être examinés de près car il n’est pas sûr que la religion soit le premier moteur du dit conflit, nous en reparlerons.
6- Contrôle
Le code et le credo donnés par le fondateur de la religion ou élaborés par la communauté impliquent forcément un contrôle des adeptes afin de vérifier leur respect du dit code et du dit credo. Le culte au sens de rituel, par son extrême précision et l’obligation de sa stricte observance (célébration spécifique, messe etc) également impose un contrôle des officiants par les adeptes (quelle est la qualité de sa prestation, insuffle-t-il un élan chez les présents ?, les endort-il ? Voir la note 4), et réciproquement puisque certains rites doivent être accomplis par tous : prières…
Plus le code est complexe plus il rend le pratiquant dépendant : soit il sacrifiera beaucoup de choses afin de le respecter de crainte de mal faire et d’être puni, soit il quittera le groupe si c’est possible, soit le groupe assouplira ses exigences. On a vu cette stratégie notamment avec le puritanisme en Nouvelle-Angleterre (le terme exact est congrégationalisme) qui, devant la fuite des saints et de leurs enfants a modifié le pacte qui était imposé aux saints, le covenant, le rendant moins dur que le précédent. Toutefois, le puritanisme n’a pas pu résister aux évolutions de la société américaine et a disparu au fil du XVIIIe siècle en tant que religion autoritaire, le contrôle ne pouvant plus fonctionner dans une terre ouverte. Il est intéressant de voir que de nos jours, les héritières de ces églises congrégationalistes sont parmi les plus libérales de toutes les Églises protestantes et que leurs fidèles sont très peu nombreux, contrairement aux Églises conservatrices, de type évangélique dont la morale est très stricte et qui (justement ?) recrutent massivement. Lorsqu’on étudie l’évolution contemporaine des religions en Occident, on s’aperçoit en effet que ce sont le plus souvent celles dont le code est le plus exigeant qui ont le plus fort taux de rétention (les fidèles ne quittent pas le navire). Néanmoins, il faut préciser que pour conservateur qu’il paraisse, leur code est bien plus souple que celui des puritains historiques)
Ce contrôle social donne un pouvoir conséquent aux responsables du groupe sur les membres, sauf dans des mouvements religieux très horizontaux et démocratiques mais qui sont relativement peu nombreux. Nous reparlerons de cela dans les chapitres suivants lorsque nous verrons la religion comme régulateur social et comme mode d’accès au pouvoir. La manipulation d’un groupe par des individus avides de pouvoir s’effectuera d’autant plus facilement qu’ils utiliseront l’argument de la mission divine pour contrôler leurs fidèles et les orienter dans telle ou telle direction.
Le contrôle n’est pas forcément à visée dictatoriale, il peut être décidé pour le bien des fidèles puisqu’il peut impliquer des interdits qui, s’ils n’étaient pas respectés, mettraient les fidèles en danger, ou dans une autre direction, il peut inciter autoritairement les fidèles à bien agir etc.
7- Culture
La religion participe pleinement à la culture. Même si nous ne devons pas surdimensionner l’impact du spirituel sur les cultures, c’est-à-dire minimiser l’impact des autres activités humaines, du climat, de la géographie etc, il est indéniable qu’il influence plus ou moins fortement les cultures dans lesquelles il fonctionne, tout le programme du master le démontre.
Définitions de « la culture » : « La culture est la création par l’homme d’un univers dans lequel il se repère et qui fait sens, dans le contexte duquel la vie humaine peut être vécue de manière signifiante ; par conséquent la culture entre profondément dans le mode de penser et de ressentir des hommes et est la base des formes sociales qui émergent de leurs actions. » (O’Dea p. 3) Ou encore : « les productions de systèmes symboliques, de représentations imaginaire et d’institutions propre à une société » (Olivier Roy, La Sainte Ignorance, p. 56)
Liliane Voyé dans Sociologie : construction du monde, construction d’une discipline (ouvrage didactique très bien fait sur la sociologie, les grands maîtres de la sociologie, et le cas échéant, leur analyse du fait religieux), donne cette définition dans le chapitre « De la culture comme construit collectif » (p. 29-30) :
« La culture renvoie à l’ensemble des réponses socialement, c’est-à-dire collectivement, élaborées, en référence aux situations concrètes, tant quotidiennes qu’événementielles, auxquelles les hommes sont confrontés, réponses qui sont dès lors partagées par tous ceux qui vivent à un moment donné dans un contexte donné, de telle sorte que ces réponses leur paraissent quasiment naturelles et qu’elles servent de référence d’évaluation. Ainsi il nous paraît normal aujourd’hui dans nos pays d’aller à l’école et d’avoir des vacances : il s’agit cependant là de deux faits relativement récents et qui ne sont pas toujours généralisés à travers le monde. Nous mangeons des cuisses de grenouilles mais pas des fourmis, à l’inverse de ce qui se passe dans d’autres sociétés. (…) Or toute cette réalité qui nous entoure – de ses éléments les plus matériels comme la maison ou les vêtements, jusqu’aux valeurs comme les bonnes mœurs ou la justice – n’est pas un donné qui serait là d’emblée : elle résulte d’une construction sociale, ce qui explique la diversité des cultures et les transformations que subissent plus ou moins lentement celles-ci.(…) Les catégories de l’entendement, de la saisie du monde… ne sont pas les mêmes pour tous, partout et toujours. Ces catégories ne sont ni innées, ni universelles, ni intemporelles : elles s’élaborent à partir de critères de pensée mis en œuvre parce qu’ils apparaissent pertinents dans les situations que l’on vit. »
La religion est un élément essentiel des cultures car elle participe à la formation de l’expérience humaine. Elle n’est pas seulement un ensemble de points spirituels, mais un système de valeurs transmises de génération en génération, œuvrant à la formation de la société.
Qui de la poule ou de l’œuf est apparu le premier ?
La pratique religieuse et le credo, et les actions qu’ils suscitent pour une communauté donnée vont former une culture spécifique, marquée déjà par la culture du contexte de naissance, et qui aura des relations variables avec la culture environnante.
J’aime comparer les religions à des éponges : comme l’éponge, le fondateur/la fondatrice de religion, et ses suiveurs, va absorber dans une première étape l’air du temps : les religions nées au Proche-Orient sont irrémédiablement marquées par le climat, l’environnement géographique et culturel de l’époque de leur naissance, et n’ont rien à voir avec les religions nées dans la forêt tropicale ou en Chine. Dans une deuxième étape, comme le liquide qui ressort de l’éponge que l’on essore après avoir épongé la table, liquide qui ne ressemble plus à celui qui a été pompé, les religions transforment ce qu’elles ont absorbé et impactent la société qui les a fait naître, qui les pratique mais aussi celle qui est extérieure à leurs adeptes.
Elles peuvent conserver des traits de la culture de naissance et les renforcer : par exemple dans le christianisme, la culture du berger et de l’agneau qui sont transformés en symboles magistraux ; le nationalisme dans certains pays, que l’on a vu sous « identité nationale » et qui pourra aboutir à ce qu’on nomme le messianisme national (nous en reparlerons dans le cours sur le millénarisme). Ainsi les religions américaines dans une grande majorité (et pas seulement les protestantes) voient le pays obéissant à une mission divine spécifique.
Elles peuvent aussi totalement transformer certains traits et imposer des réorientations : dans les sociétés hiérarchisées, certaines religions, par exemple, le christianisme et l’islam, peuvent introduire l’égalité des humains entre eux (tout en demandant de respecter les hiérarchies, paradoxalement) et la liberté de l’homme (tout en disant à l’esclave d’attendre de meilleurs jours).
Dans les religions dites révélées (par les prophètes), la révélation est colorée par la culture du prophète, du ou de la mystique, qui la reçoit et la transmet : elle s’exprime dans une langue et une symbolique qu’il ou elle peut comprendre : Moïse, Mahomet, Bernadette à Lourdes (1858), le jeune Indien Juan Diego devant la Vierge à Guadalupe au Mexique (1531) comprennent le message qui est prononcé dans leur propre langue, et ce message sera symboliquement radicalement différent de celui que reçoivent les prophètes en d’autres terres.
V. Le comportement des groupes intensément religieux
La religion en tant que système de représentation symbolique qui pousse l’homme vers l’action
Durkheim écrit (voir partie II) :
« ….Là pourtant n’est pas l’essentiel de la religion. Celle-ci est, avant tout, de l’ordre de l’action. Les croyances ne sont pas essentiellement des connaissances dont s’enrichit notre esprit : leur principale fonction est de susciter des actes. Derrière ces croyances il y a donc des forces. Une théorie de la religion doit avant tout faire voir ce que sont ces forces, de quoi elles sont faites, quelles en sont les origines. Il s’en faut que tout soit dit quand on a expliqué comment, par-delà le réel, nous arrivons à concevoir théoriquement un idéal. Il faut, de plus, montrer comment cet idéal est moteur, d’où il tient les forces qui lui permettent d’agir, et d’agir de la manière spéciale qui le caractérise. (…) C’est cette influence dynamogénique de la religion qui explique sa pérennité. »
1. Religion ordinaire contre religion extraordinaire
Comme il se trouve que la morale publique et la loi en Occident sont les héritières des valeurs chrétiennes mais aussi grecques et romaines, il n’y a pas, pour beaucoup de gens, de rupture si radicale que cela entre la sphère publique et la sphère privée. Mais cela ne vaut que pour les gens pratiquant un christianisme générique dit « culturel ». Dès que le croyant adhère à des codes très stricts, plus rigides que ce que la coutume a fini par accepter dans la société en général, il ne se retrouve pas ses repères à l’extérieur de son groupe. On parle alors de religions ordinaires face à des religions extraordinaires.
Chaque religion définissant sa morale, logiquement, le code moral qu’elle adopte va amener le croyant à vouloir modifier la société selon les critères définis par ses dieux ou son dieu. Si le code ne correspond pas à celui de la société en général, il y aura rupture, c’est ce qui mène au séparatisme.
La religion ordinaire indique aux gens comment se comporter à l’intérieur de certaines limites, au sein de la culture dominante : elle se révèle dans les coutumes, le folklore, les manières et les obligations sociales, les institutions, la nourriture, voire, en Occident, une sorte de croyance généralisée en un dieu, un principe suprême. Cela est dû à l’impact des grandes religions qui ont ainsi « déteint » sur nos sociétés pendant des siècles. Toutefois, cela n’exige pas un investissement extravagant de l’individu. On parlera de « religion culturelle ». On le dira en France notamment d’un grand nombre de personnes qui ont été élevées dans le catholicisme, ne sont pas athées, mais ne pratiquent pas non plus régulièrement leur religion, sauf peut-être une ou deux fois l’an (Noël, Pâques).
D’une manière bien plus intense, la religion extraordinaire aide ses pratiquants à transcender la culture quotidienne, à entrer véritablement et activement en contact avec leur dieu, leurs esprits, leur entité supérieure. Elle peut être séparée de la culture, mais elle peut aussi l’incorporer et aller au-delà.
La religion extraordinaire implique un certain type d’activité : aller à l’église, au temple, à la mosquée, la synagogue, de manière voulue et non pas simplement par convenance sociale, avoir des transes, des visions, parler en langues (glossolalie), faire des retraites, des pèlerinages… Par exemple, le catholicisme en France est à la fois « religion ordinaire », très sécularisée, culturelle, et « religion extraordinaire » pour le croyant : la croyance dans la grâce et le salut donne un aperçu des réalités au-delà du monde ordinaire et irrigue constamment la vie quotidienne du croyant.
Se profile alors un comportement spécifique, une réciprocité intense : plus une religion exige que ces membres s’y investissent, en temps, en argent, en adhésion morale, plus leur adhésion sera intense, pour la plupart.
Le désir d’intensité de la pratique sera très pertinent pour les fidèles de religions peu exigeantes, largement sécularisées, comme le christianisme dans de nombreuses régions d’Occident : cette absence d’exigence peut pousser les membres désirant des expériences spirituelles intenses à quitter ce qu’ils perçoivent comme exclusivement une religion culturelle. En effet, ils ne voient plus de différence entre le dedans du groupe et le dehors : phénomène fréquent au fur et à mesure que les religions se sécularisent et s’ouvrent de plus en plus à la société environnante . C’est ainsi que l’on explique l’apparition de groupes religieux intenses, exigeant beaucoup de leurs adeptes : ce seront soit des groupes de type sectaire, soit des mouvements stricts au sein des grandes institutions religieuses, tels les fondamentalismes ou les intégrismes. Ce n’est pas un hasard si ce sont les groupes religieux conservateurs qui se développent le plus en Occident ces dernières décennies. Ils exigent beaucoup mais offrent beaucoup en termes de certitudes morales, d’encadrement des familles, d’activités diverses. L’adhésion apporte des bénéfices, il y a retour sur investissement moral et financier. Voir les textes sur les liens entre économie et religion.
Parfois les deux types de religions sont difficiles à distinguer, car certains symboles peuvent désigner l’ordinaire et l’extraordinaire. Dans le judaïsme, le repas du sabbat est à la fois le rituel de la religion extraordinaire, et un repas familial de la culture ordinaire. Dans le christianisme, Noël est à la fois la naissance du dieu des chrétiens, une fête familiale pour les chrétiens et une grande fête occidentale familiale également pour beaucoup de gens dénuée de contenu chrétien, et elle est le prolongement des grandes fêtes pré-chrétiennes du solstice d’hiver (sa date en a d’ailleurs était choisie pour cette raison).
À l’inverse, l’intensité de la pratique peut provoquer une rupture, un départ, si l’individu refuse ce qu’il perçoit comme une forme d’oppression mentale et matérielle (le C de contrôle). On nomme « rétention » le taux de membres qui restent dans un groupe religieux au fil des années et il est notoire que, si dans les premiers temps, un groupe exigeant attire les individus en quête de forte spiritualité et de pratique intense, au fil du temps, ils peuvent s’en détourner. Cela est surtout vrai si la conversion a été rapide, peu préparée, et aussi cela se produit souvent avec les deuxièmes générations car, contrairement à leurs parents, elles n’ont pas choisi le groupe et encore moins sa discipline.
2. L’opposition entre religion ordinaire et religion extraordinaire entraîne deux types d’actions/réactions. A. Ce hiatus peut mener au séparatisme.
Nous en reparlerons dans le cours sur le millénarisme, mais auparavant, il faut bien comprendre que le séparatisme procède d’une perception de l’Autre comme irrémédiablement condamné par Dieu, comme décadent, pourri moralement. Le groupe qui se donne la mission de vivre intensément sa religion ne peut s’imaginer mêlé de près ou de loin à une telle corruption qui pourrait l’avilir. Il faut alors ériger des murailles infranchissables entre « eux » et « nous », on l’a vu avec le C de conflit.
Dans nos sociétés européennes très peuplées et sans grands espaces vides où partir s’isoler, cela est difficile car les États interviennent pour vérifier ce que se passe dans le groupe : ainsi si une communauté s’isole totalement et n’envoie plus ses enfants à l’école, les représentants de l’État viendront voir ce qui se passe. En France l’éducation dans les familles est autorisée mais régulée (en Allemagne en revanche elle est rigoureusement prohibée), on pourra tolérer ce retrait, et des tests seront organisés pour vérifier le niveau scolaire de l’enfant, sinon on obligera les parents à envoyer leurs enfants dans les établissements adéquats.
Chez nous on voit surtout des groupes pratiquant le séparatisme culturel sans le pratiquer géographiquement. Dans des pays vastes comme les USA et le Canada, le séparatisme fonctionne mieux géographiquement, bien entendu, mais les problèmes scolaires doivent chaque fois être résolus par les tribunaux et diverses communautés séparatistes ont eu de gros problèmes avant de voir leur situation acceptée : les Amish pour leur refus de faire poursuivre l’école au-delà de 14 ans (arrêt de la Cour Suprême Yoder v. Wisconsin), la science chrétienne pour sa réticence (mais pas absolue) de faire soigner les enfants par la médecine classique (on soigne par guérison spirituelle), les témoins de Jéhovah pour le refus de saluer le drapeau à l’école, autorisé aussi par la Cour Suprême. Mais même dans un si vaste continent, l’extérieur pénètre : la tuerie (2 octobre 2006) dans une école amish près de Philadelphie démontra l’impossibilité du séparatisme géographique, culturel et social complet. De nombreux raids de la police se produisent régulièrement contre des communautés isolées dont on craint qu’elles maltraitent leurs enfants : cas extrême des Branch Davidians à Waco au Texas qui s’est terminé dans le feu, ou de la communauté fondamentaliste mormone de Zion au Texas aussi qui s’est terminée plus pacifiquement, mais on a emmené les dizaines d’enfants dans des bus pour les faire examiner etc..
Le séparatisme géographique a pu aussi protéger des groupes persécutés : ainsi, les Vaudois (XIIe siècle) pourchassés de tout le sud de la France se sont réfugiés dans les vallées perdues des Alpes italiennes où ils subsistent de nos jours ; d’autres groupes (unitariens par ex.) se réfugièrent en Transylvanie. Comme Genève qui fut le Refuge des protestants au 16e siècle, l’Amérique du Nord remplit cette fonction de havre pour les persécutés depuis ses origines. Certains groupes en proie à diverses difficultés juridiques aujourd’hui s’y précipitent : ainsi Raël et quelques autres qui trouvent au Canada un certain confort juridique (voir le livre que j’ai dirigé, Prophéties et utopies religieuses au Canada). B. La communauté peut, tout en maintenant une certaine forme de séparatisme (refus de se mélanger aux autres dans un même territoire), prôner l’action radicale pour forcer la société environnante à changer. Cette action pourra soit transiter par la politique, le juridique ou le législatif, soit par la violence.
– Par la voie politique, juridique, législative : le groupe intentera des actions, du type pétition, dépôt de projet de loi, lobbyisme, pour que le législatif réagisse en sa faveur. On l’a vu en France avec les manifestations pour le maintien dans les mêmes conditions de l’enseignement libre, ou lorsqu’un film ne plaisait pas, les catholiques intégristes ont demandé son retrait. On pourra demander l’interdiction d’une publicité qui choque la conscience de groupes spécifiques. Aux USA : la Droite religieuse alliée à la partie conservatrice du parti républicain tente depuis les années 70 de faire annuler diverses dispositions libérales que ces chrétiens estiment préjudiciable au bon fonctionnement de la société (légalité de l’avortement, du mariage homosexuel..). Italie : succès de l’Église catholique au printemps 2006 pour empêcher le vote d’une loi sur les expériences génétiques. Une grande manifestation catholique à Rome fin juin 2015 devait empêcher la légalisation du mariage homosexuel (avant le vote, alors que les manifestations équivalentes en France furent organisées après le vote).
– Par la violence. Sous chapitre suivant